Bienvenue au Lokistan

J’avoue que je ne savais pas trop à quoi m’attendre en recevant cette invitation. Mon oncle Anatole ma proposait de passer le week-end chez lui à Lokaville, la capitale du Lokistan, et me demandait si j’accepterais pour l’occasion de l’aider dans son déménagement. Le Lokistan avait défrayé la chronique quelques années auparavant en abolissant la propriété privé. Depuis nous n’en avions plus trop entendu parler. Autant vous dire que je m’attendais à arriver en terre communiste, à voir des files d’attentes devant les magasins et de vieilles voitures partout dans les rues. Il faut bien avouer que je fus très surpris en arrivant – tout paraissait à peu près normal.

La première chose que j’observais, en regardant les rues qui donnaient sur la gare, c’était qu’il y avait assez peu de voitures. Certaines étaient sans doute plus vieilles que chez nous, mais relativement bien entretenues et je vis tout de même passer une ou deux belles voitures de sport. Il y avait surtout énormément plus de vélos, de vélos électriques, de scooters et aussi de petites voitures individuelles d’un modèle que je n’avais jamais vu auparavant.

Mon oncle Anatole m’a rejoint. Nous avons fait quelques pas dans la rue :
« Laquelle on prend ? Celle-là a l’air pas mal… »

Il y avait de petits boitiers sur chaque voiture avec une petite lumière, rouge sur la voiture qu’il désignait. « Ah non elle est occupée… » Il en montra une autre sur laquelle la lumière était verte : « Bon celle-là a l’air pas mal. » Il regarda un petit écran sur le boitier. « Pas trop chère… Et puis il y a de la place pour ton sac. Allez, on la prend. »

Mon oncle Anatole passa un petit badge avec une puce devant le boitier. Nous sommes entrés dans la voiture et nous nous sommes mis en route.

« C’est ta voiture ? » je me rendis compte immédiatement de l’énormité de ce que je disais : il n’y a pas de propriété privée en Lokistan. « Je veux dire… Vous pouvez prendre les voitures que vous voulez ? »

« Oui, bien sûr. Le prix au kilomètre et à l’heure est indiqué sur chaque voiture. Il dépend du modèle et de l’usure. J’en prends une différente chaque matin, ou parfois je vais travailler en vélo ou je prends les transports en commun. Certaines personnes ont un garage et préfèrent garder la même voiture tout le temps. Ils ne la rendent que pour les réparations et la reprennent ensuite. Ce n’est pas interdit, mais c’est assez rare, d’abord parce que ça coute beaucoup plus cher, et finalement ça offre moins de flexibilité. Aujourd’hui je peux prendre une vieille voiture et demain une voiture de luxe pour épater les filles ! N’est-ce pas formidable ? »

Je commençais à comprendre pourquoi il y avait tant de vélos et même ces petites voitures pour une personne. Nous avons tous une voiture, c’est pourquoi nous l’utilisons systématiquement, mais bien souvent, un scooter serait suffisant…

« Ça ne vous gêne pas de prendre une voiture qui a été utilisée par quelqu’un d’autre ? »
« Tu sous-estimes la puissance du marketing, mon cher neveu. Chez vous les entreprises savent à la perfection vous donner envie d’acheter du neuf. Ici, ne t’inquiète pas, elles savent parfaitement nous donner envie de louer leurs voitures et nous vanter la flexibilité et l’accessibilité de leur offre. Et puis les voitures sont parfaitement entretenues. »

« Ce sont des entreprises qui gèrent le parc automobile ? »
« Tout a fait. Des entreprises en concurrence libre et non faussée. »
« Mais alors… Vous êtes libéraux au Lokistan ? »
« Bien sûr, et même plus que ça : nous sommes ultralibéraux. Nous poussons au maximum la logique de service : ici, tout est service. Seul un service peut être rémunéré et rien d’autre, la vente n’existe pas. Nous ne payons pas pour acquérir un bien, nous payons pour le posséder le temps que l’on souhaite. Ce qui cloche dans le libéralisme tel que vous l’entendez, ce n’est pas la liberté. C’est la propriété. »

Le temps de savourer ces paroles, nous nous étions garés dans une petite rue du centre ville. Bien sûr, vu le peu de voitures, les places étaient plus faciles à trouver et le trafic moins important. Je remarquai que tous les parkings étaient gratuits. Nous avons fait quelques mètres. Quelque chose me surprit : il y avait dans les rues un nombre invraisemblable de petites boutiques vendant – ou plutôt louant – toute sorte d’ustensiles, pour la cuisine, le bricolage, ou encore des appareils électriques. Je vis également en nombre important des enseignes de récupération des déchets. Je demandais à mon oncle :
« Nous serons combien à t’aider pour ton déménagement ? »
« Il n’y a que toi », me répondit Anatole. J’étais intrigué, mais je n’eus pas le temps de le questionner qu’il partait déjà : « Attends-moi ici ».

Il entra dans une de ces boutiques et revint avec un couteau à huitre. « Pour ce midi… ». Devant mon étonnement, il m’expliqua :
« Comme tu peux le voir les entreprises se sont vite adaptées à la demande… Dans les quartiers résidentiels, par exemple, on trouve plein d’entrepôts avec du matériel de jardinage à disposition. »

Nous sommes entrés dans son appartement, un grand 3 pièces bien aménagé avec tout ce qu’il faut, le temps de déposer mon sac, puis sommes redescendus immédiatement pour prendre un verre en terrasse. Là nous avons discuté de tout, de rien, de la famille, de la vie. Je lui ai demandé :
« Combien loues-tu ton appartement ? »
« 100 lokis par mois. »
« Seulement ? C’est vraiment très peu… »
« Dis-moi combien achèterais-tu cet appartement dans ton pays ? »
« Acheter ? Je ne sais pas… Peut être 200 000 lokis ? »
« Et à ton avis quelle est la durée de vie d’un tel appartement, sans faire de trop gros travaux ? »
« Je ne sais pas, mais c’est un immeuble déjà ancien et il tient la route. Peut-être 200 ans ou 300 ans ? »
« Tu vois, 100 lokis, c’est une somme raisonnable… »

Il sortit un papier de sa poche et se mis à écrire des équations :
« Mettons qu’un bien ait une valeur V dans ton pays. Ici, nous considérons que cette valeur est équivalente à ce que l’on donnerait pour louer le bien sur un temps infini. »
« Cette valeur est infinie, alors ? »
« Non, car nous appliquons un taux d’usure aux biens. Vois-tu, cher neveu, mon loyer n’augmente pas d’années en années : il baisse, parce que mon immeuble vieillit. Notons L mon loyer annuel. Chaque année, j’applique un coefficient d’usure u constant. Puisque V est la valeur locative sur une durée infinie, nous avons l’équation suivante : V = Somme(t=0 -≥ inf.) {L*u^t}. C’est ce qu’on appelle une série géométrique. Si u est inférieur à 1, ce qui est logiquement le cas pour un coefficient d’usure, alors la somme est finie, et sa valeur est V = L / (1-u). Autrement dit, plus la durée de vie d’un objet est longue, plus le coefficient d’usure est proche de 1 et plus sa valeur sera importante, ou son loyer moins important, c’est selon. Par contre, dans la pratique, la valeur V peut être réajustée en fonction de l’offre et de la demande… »
« Comment fixez-vous le taux d’usure d’un produit ? »
« Il se fixe naturellement sur le marché. Si le taux d’usure d’un bien est trop faible, les consommateurs ne sont pas intéressés par les biens d’occasion, parce qu’ils sont aussi chers que les neufs. S’il est trop fort, les biens ne sont plus assez rentables sur le long terme. Tout dépend donc de la durée de vie d’un produit. Une tomate par exemple n’est plus bonne après quelques jours et a donc un taux d’usure important : une tomate périmée n’a plus aucune valeur, personne n’en veut, donc le producteur a intérêt à faire chuter le prix rapidement. Ce n’est pas la même chose pour une voiture ou un appartement. »
« Et comment fonctionne la distribution des biens, si ce n’est par achat-vente ? »
« La distribution est un service rendu facturé comme tel. »
« Il y a quelque chose qui cloche dans ce système… »
« Dis-moi ? »
« Ce verre de bière que nous buvons… Nous allons le payer n’est-ce pas ? »
« Oui. »
« Nous ne le louons pas, nous l’achetons. Non pas le verre, mais son contenu… Nous n’allons pas le rendre j’espère ? »
« En fait nous le louons, mais il a un coefficient d’usure si rapide lors de sa consommation que cette location est effective sur un temps infini : en pratique c’est comme si nous l’avions acheté. Un coefficient d’usure, et donc de fait un loyer, ne s’applique pas forcément à un intervalle de temps régulier : pense au kilométrage des voitures par exemple. Nous louons une voiture au kilomètre, et de manière générale nous payons d’autant plus cher un bien que nous l’avons usé. Les entreprises appliquent même des coefficients supérieurs à 1, c’est-à-dire une usure négative, quand elles effectuent des réparations. On considère qu’un consommable a un coefficient d’usure de 0 qui s’applique au moment où le bien est consommé : après consommation, il est définitivement usé. En pratique, un coefficient d’usure est déjà appliqué au moment où la bière sort du fût… Ce serait un peu compliqué de la remettre dedans… Sans le savoir, tu viens donc de louer cette bière pour une durée infinie. »
« Si je comprends bien, louer sur une durée infinie, c’est comme acheter chez nous. Ca ne fait aucune différence. »
« Oui effectivement. »
« D’autre part chez nous, on peut acheter un bien et le revendre d’occasion quelques années plus tard. Finalement c’est comme si nous avions loué ce bien, d’abord sur une durée infinie, puis que nous étions revenu sur notre décision. La différence entre le prix d’achat et le prix de revente correspond finalement à un loyer sur la durée pendant laquelle j’ai possédé le bien. »
« On peut dire ça… »
« Donc si je comprends bien, il n’y a strictement aucune différence entre votre système et le nôtre. »
« Si il y en a. »
« Alors quelles sont-elles ? »
« Premièrement : il est impossible de faire une plus-value chez nous. Posséder un bien a un prix, en aucun cas ça ne peut rapporter de l’argent. Ça s’explique simplement : même si nous avons acquis un bien, son prix continue d’évoluer suivant le marché et nous sommes tributaires de cette évolution. Deuxièmement : la modalité de paiement est différente, puisque nous payons progressivement le bien. Un peu comme s’il y avait un crédit systématique et gratuit pour tous. Après, dans la pratique il existe des modalités de paiement simplifiées pour les petits objets : je paie la totalité et on me rembourse au moment où je restitue le bien, mais ça reste valable pour les dépenses importantes. Troisièmement, et à mon sens c’est le point le plus important, nous pouvons cesser quand nous le désirons de posséder un bien. »
« Chez moi aussi, il me suffit de revendre mon bien. »
« Mais tu dois retrouver un vendeur… Et tu n’imagines pas acheter une voiture tous les matins et la revendre tous les soirs. Chez nous existe ce qu’on appelle le droit de restitution. C’est un droit du consommateur, qui est en fait un simple corollaire de l’absence de propriété. Nous avons le droit de restituer un bien à tout moment à l’entreprise qui nous l’a fourni, et celle-ci a le devoir de le reprendre, ce qui fait cesser le contrat de location. Il y a des conditions : on ne peut pas laisser sa voiture en plein désert, mais je pense que le droit de restitution est une énorme avancée sociale et écologique. »
« Ecologique ? »
« Bien sûr. Du point de vue des entreprises, ça change complètement la donne : une entreprise a le devoir de récupérer tout ce qu’elle fabrique quand ses clients n’en ont plus l’usage. Nous imposons donc aux entreprises de gérer ce qu’elles mettent sur le marché sur l’ensemble de leur durée de vie. Nous les forçons de ce fait à être plus responsables. Elles ne s’occupent plus uniquement de la production : elles ont en charge l’entretien, la réparation et le recyclage de leurs produits, des pièces, et même la gestion des déchets. En gros, ça veut dire que l’optimisation des processus propre à l’industrie ne s’opère pas uniquement sur la production des marchandises, comme c’est le cas chez vous, mais à toutes les étapes. »
« Et comment les entreprises se sont-elles adaptées ? »
« Quand le droit de propriété a été aboli et le droit de restitution instauré, les supermarchés, les fabricants de voitures, d’électroménager, de meubles, se sont tous retrouvés avec une tonne de biens usagés et de déchets sur les bras. Les gens rendaient les objets usagés pour ne plus avoir à les louer indéfiniment. Les entreprises ont dû vite réagir. Les magasins de grande surface sont ceux qui ont eu le plus de mal à s’adapter : ils vendent trop de choses différentes pour pouvoir tout gérer. Alors de plus en plus de magasins spécialisés de proximité sont apparus pour faire face à une nouvelle demande d’utilisation ponctuelle. C’est ce que tu as vu en bas de chez moi. Plus personne ne veut avoir chez lui un objet dont il ne se sert qu’une fois l’an, mais chacun veut pouvoir en disposer facilement quand il le souhaite. D’autres industries s’en sont très bien sorties parce qu’elles ont su tirer partie de ce changement. Les constructeurs automobile, par exemple, ont pris possession de tous les parkings des villes, qui sont devenus gratuits, et ont mis en place des systèmes locatifs pour leurs voitures. »
« C’est donc pour ça que vos parking sont gratuits… »
« Oui. Les constructeurs ont tout intérêt à rendre leurs marchandises accessibles. Ce sont eux qui gèrent l’entretien des véhicules. Ils ont mis en place des processus de récupération des pièces. Dans votre pays il y a un manque à gagner énorme quand une voiture part à la casse. Au Lokistan les entreprises sont passées maitre dans l’art de la récupération. Et puis petit à petit nous avons vu réapparaitre sur le marché des objets solides. C’est quelque chose que nous avions oublié : une machine à laver qui dure 20 ans, des chaussures qui font plusieurs années, des appareils électroniques qui ne se cassent pas… Les emballages à outrance aussi on diminué, puisqu’ils peuvent également être restitués en échange d’une consigne. Le jetable existe toujours, tu peux en trouver ici ou là, mais il est beaucoup moins rentable et beaucoup moins intéressant pour les entrepreneurs, qui ne souhaitent pas avoir à gérer des tonnes de déchets. Puisque les biens peuvent être utilisés ponctuellement, nous produisons moins, nous partageons plus, nous recyclons plus : c’est très écologique. Le marketing aussi s’est adapté à ce nouveau mode de gestion, et plutôt que de jouer sur les modes pour nous donner envie d’acheter du neuf, il nous vante aujourd’hui les bienfaits des objets durables et de la récupération, la qualité de l’accessibilité et de l’entretien des produits. Le droit de restitution a sonné le glas de l’économie du jetable et de la société de consommation. »

Nous avons terminé notre verre et sommes allés manger des huitres. L’après midi fut l’occasion d’une visite de la ville. Mon oncle en a profité pour troquer son vieux manteau usé contre un presque neuf dans un magasin de proximité et pour rendre le couteau à huitre là où il l’avait emprunté. Je fus amusé en passant devant un magasin d’informatique où les vieux ordinateurs à très bas prix, garantis en parfait état de fonctionnement, côtoyaient les neufs. Nous avons passé la soirée dans un charmant restaurant avant de rentrer nous coucher.

La nuit porte conseil. Tous ces nouveaux concepts trottèrent toute la nuit dans ma tête, et le lendemain, à peine levé, je revins à la charge :
« Je sais ce qui cloche dans votre système. »
« Dis-moi ? » Mon oncle était en train d’éplucher des légumes pour le déjeuner.
« Au fait… Les épluchures, tu vas les restituer ? »
« Oui, ils vont en faire du compost je crois. C’est ça qui cloche ? »
« Non, non. Ce qui cloche, c’est qu’il y a forcément des propriétaires. Un bien appartient forcément à quelqu’un. A qui loues-tu ton appartement par exemple ? »
« Je le loue à une entreprise de construction de bâtiments, celle qui l’a mis sur le marché. »
« Donc ton appartement leur appartient. »
« Si on veut… Contractuellement, mon appartement m’appartient du moment que je le loue. »
« Mais on pourrait dire qu’ils en sont propriétaires… Ils touchent de l’argent par le simple fait de posséder cet appartement, de l’avoir construit. »
« C’est cela. Une entreprise mettant un bien sur le marché en est responsable sur toute sa durée de vie et en touche le loyer. »
Je triomphais :
« Ce sont des rentiers ! Par conséquent, la personne qui possède cette entreprise de bâtiment est un propriétaire qui jouit de la possession… Exactement comme chez nous. Ils doivent se faire des c#$!* en or ! »
« Il y a un problème dans ton énoncé. »
« Comment ça ? »
« Tu as dis la personne qui « possède » cette entreprise. La propriété n’existe pas ici. Personne ne possède cette entreprise. »
Je commençais à cogiter sérieusement.
« Mais comment… Enfin, qui… »
« Tu veux savoir comment fonctionne l’actionnariat ici, c’est ça ? »
« On peut dire ça… »
« Très bien. Tu vas vite comprendre. D’abord il y a une chose qu’il faut remarquer : monter une entreprise coûte beaucoup moins cher que chez vous, simplement parce qu’il ne faut rien acheter. Si l’entreprise capote, il suffit de restituer tous les biens. Donc pas d’amortissement : une entreprise est beaucoup plus vite rentable, elle l’est dès que son activité devient bénéficiaire. »
« Effectivement… »
« Toutefois il y a toujours des coûts initiaux. Un restaurant ne marche pas du jour au lendemain, il faut qu’il se fasse un peu connaître, qu’il fasse de la publicité… Une entreprise louant des biens doit commencer par les produire… Il faut donc tout de même mettre de l’argent sur la table pour monter une affaire. Ici aussi il existe des banques pour faire des prêts. Il existe aussi des actionnaires. »
« Mais ils ne sont pas propriétaires ? »
« Non, ils sont locataires. Les actionnaires louent leurs actions. Si le cours de l’action augmente, le loyer de l’action augmente également. Tu le vois, ici, il ne peut pas y avoir de spéculation. La location d’une action consiste à financer régulièrement une entreprise, ce qui lui permet de vivre, en échange de quoi il est possible de toucher des dividendes issus du résultat de celle-ci, proportionnellement au loyer payé. Pour simplifier, être actionnaire, c’est donner de l’argent en janvier pour le récupérer en décembre. C’est pareil que chez vous : l’actionnariat est une prise de risque rémunérée. Le pari, c’est que les dividendes seront supérieurs à la somme des loyers payés, ce qui est le cas si l’entreprise est rentable. Mais si les dividendes deviennent vraiment importants, tu te doutes bien que l’action va augmenter… Il y a donc un équilibre. »
« C’est un fonctionnement étrange… Finalement une entreprise rentable n’a pas besoin d’un financement régulier, enfin, sauf si elle souhaite croitre. »
« C’est exact. Comme le cours de l’action finit généralement par s’ajuster sur les dividendes ou juste en dessous, l’actionnariat n’est plus d’un grand intérêt. Imagine qu’une entreprise augmente sa rentabilité en diminuant ses dépenses. Moins de dépenses, c’est moins de besoin en financement. Pourtant c’est aussi plus de bénéfice, donc plus de dividendes, ce qui a pour effet de faire monter le cours de l’action. Résultat : l’entreprise est sur-financée par rapport à ses besoins. Elle redistribue aux actionnaires l’argent que ceux-ci ont investi, mais cet argent n’a strictement servi à rien. Pour pallier à cette situation, de nombreuses entreprises appliquent un coefficient d’usure à leurs actions qu’elles ajustent en fonction de leurs besoins en financement. Quand elles sont capables de s’autofinancer, elles font en sorte que les actions s’usent et disparaissent… Et les dividendes avec. Si une entreprise souhaite croitre, elle va au contraire rehausser le loyer de l’action en appliquant une usure négative, ou en réémettre de nouvelles. Mais une entreprise en bonne santé, à taux d’activité constant, n’a généralement pas ou peu d’actionnaires, et redistribue donc ses bénéfices aux salariés ou bien le réinvestit. Par exemple, ce sont les salariés de mon entreprise de bâtiment qui touchent mon loyer, et dans ces salariés, il y a aussi bien des ouvriers et des ingénieurs du bâtiment que des plombiers qui viennent réparer mon évier quand il est bouché… »
« C’est intéressant… Les entreprises sont-elles de ce fait moins tournées vers le résultat à court terme ? »
« C’est évident. Avec ce système, c’est l’entreprise qui possède la maitrise de son financement, et non l’inverse. Le résultat immédiat, c’est un rapport de force différent au sein des entreprises et une économie qui est globalement moins dirigée par la finance, la croissance et le profit et est plus tournée vers ses salariés. Depuis que nous avons instauré ce système, il s’est mis en place une forme de concurrence sociale entre les entreprises, parallèlement à la concurrence commerciale. De nombreuses coopératives et entreprises démocratiques ont vue le jour. Ici, elles ne peinent pas à trouver des investisseurs comme chez vous : elles sont rangées à la même enseigne que les autres. Et comme les gens préfèrent largement travailler dans une structure qui leur permet d’avoir leur mot à dire sur la conduite de l’entreprise, et en particulier sur la gestion sociale… Bien sûr le salaire joue aussi, donc la rentabilité de l’entreprise, c’est une question d’équilibre. En tout cas le climat est globalement plus coopératif. Avec la diminution de l’emprise financière, l’économie s’est pacifiée. »
« Il y a donc moins d’inégalité depuis que la propriété a disparu ? Est-ce que la société a changé ? »
« Bien sûr. Il y a plusieurs facteurs importants. D’abord puisqu’il n’y a pas de propriétaires, seul le travail est rémunéré. L’argent est donc mieux réparti. La possession ne rapporte pas en elle-même. Ensuite, comme il y a beaucoup moins d’actionnaires, les salaires sont globalement plus élevés en proportion des bénéfices, et l’accroissement de la productivité profite forcément aux salariés ou aux consommateurs. Enfin, les prix ont largement diminué depuis la mise en place de ce système. En effet, puisque nous produisons moins, que les objets sont plus durables, les coûts sont globalement plus faibles et ça se répercute mécaniquement sur les prix. Les personnes plus pauvres peuvent vivre correctement en louant des biens plus usés. Pour finir nous dépensons moins simplement parce que nous utilisons beaucoup de choses ponctuellement, et donc nous possédons moins. Donc nous gagnons plus et dépensons moins. Faire du durable, c’est plus économique à tous les niveaux. »
« Si vous produisez moins, il y a donc aussi moins de travail ? »
« Tu es très perspicace cher neveu. Oui, effectivement, il y a moins de travail, mais il est mieux payé… Et paradoxalement, il y a aussi plus de métiers, dans la récupération, l’entretien, les commerces de proximité, donc plus de travailleurs. Au final, grâce à une meilleur répartition des richesses, nous avons globalement le même confort et le même pouvoir d’achat que chez vous mais en travaillant moins. Je veux dire le même pouvoir de location, enfin, tu m’auras compris… Nous avons troqué les chômeurs et les financiers contre des salariés, en quelque sorte. »
« Mais avec les prêts, l’argent rapporte de l’argent, donc les riches s’enrichissent. C’est vrai aussi chez vous. »
« C’est vrai. Mais puisque l’argent est moins important ici et qu’on en a moins besoin, il est moins demandé et il en rapporte beaucoup moins que chez vous. Personne ici ne va faire un prêt pour acheter un appartement ou une voiture, puisqu’ils se louent. Comme je te le disais, tout se passe comme si le crédit était systématique et gratuit. Je te disais aussi que les entreprises rentables n’avaient pas forcément d’actionnaires. La demande est donc très faible, et au final l’investissement permet surtout de faire en sorte qu’une épargne ne perde pas sa valeur, mais personne ne pourrait avoir suffisamment d’argent pour vivre uniquement de ses intérêts. »
« Les entreprises ne répercutent-elles pas d’une manière ou d’une autre le « prix du crédit » sur leurs loyers ? »
« Non, pas vraiment, parce que pour elles aussi le crédit est gratuit et les frais plus vite amortis. Une fois la machine lancée, ce n’est plus nécessaire. Et quand bien même elles le feraient, ça profiterait aux travailleurs de l’entreprise, principalement. »
« Donc au Lokistan, il n’y a pas réellement de grandes puissances financières, pas de conglomérat de la finance ? Pas de grands patrons ? Pas de rentiers ? »
« Il en reste encore mais beaucoup ont disparu petit à petit quand nous avons aboli la propriété. Les fortunes ont fondu. Il y a des patrons mais ils ne s’octroient pas des salaires mirobolants, parce que monter une affaire est à la portée d’un plus grand nombre. Mais nous n’avons exproprié personne : il est simplement devenu interdit d’acheter pour les particuliers, et interdit de vendre pour les entreprises. Les propriétaires immobiliers ont été incités à vendre leurs biens à des entreprises du bâtiment, et quand l’immobilier a commencé à baisser, ils se sont vite exécutés… De même pour les autres types de biens. Aujourd’hui il existe encore quelques gros propriétaires, mais ils se font rares. Les gens ont simplement gardé les affaires dont ils avaient besoin ou auxquelles ils étaient attachés et revendu le reste à des entreprises. »
« Moins de pauvres, moins de problèmes sociaux donc ? »
« C’est indéniable. Moins de criminalité, moins de dépenses sociales… Et puis tu sais au Lokistan nous partageons tout. Les biens sont à la disposition de tous, ils sont entretenus par les entreprises, nous pouvons les conserver le temps que l’on souhaite. J’ai une impression de liberté que je ne connaissais pas avant. Il y a aussi énormément de magasins de proximité. C’est quelque chose qui change beaucoup les relations sociales et l’état d’esprit des gens. Cela crée beaucoup d’harmonie. »
« En fait vous avez inventé le communisme libéral. »
« C’est un peu ça. »

Ce matin là nous avons loué des vélos, une nappe et un sac à piquenique et sommes allés nous promener à la campagne. En nous reposant sur l’herbe, nous avons parlé boulot. Mon oncle m’expliquait qu’il y avait bientôt une élection dans son entreprise de télécommunications pour choisir la nouvelle direction. La bataille électorale faisait rage. Il me raconta comment ils s’étaient entendus avec leurs concurrents pour cofinancer leur logiciel de gestion, et m’avoua crânement qu’il ne travaillait jamais plus de 30 heures par semaine. En regardant les exploitations agricoles et les bois qui bordaient la route, une nouvelle question me vint à l’esprit.

« Anatole, j’ai encore une question qui me trotte dans la tête… A propos de votre système… Je ne t’ennuie pas j’espère avec mes questions ? »
« Du tout ! Vas-y. »
« Voilà… Puisque les objets appartiennent finalement à ceux qui les ont mis sur le marché, à qui donc appartient la nature ? »
« La nature appartient à la collectivité, c’est-à-dire à l’État. L’État est le garant des communs, et la nature en fait partie. Toute entreprise exploitant une ressource naturelle, dégradant un écosystème ou utilisant industriellement l’eau ou l’atmosphère paie un loyer à l’état. Le sol en lui-même appartient à des collectivités locales. Toute entreprise occupant un sol (comme celui de mon immeuble, occupé par l’entreprise de bâtiment qui le détient) paie un loyer à la ville pour cette occupation. »
« A quoi sert cet argent ? »
« Il sert à financer les communs : l’éducation, la création, la recherche scientifique, les animations et les infrastructures locales, et certains services que nous estimons essentiels, comme la couverture maladie ou le réseau informatique… Il est aussi redistribué aux citoyens sous la forme d’un revenu d’existence, assez faible je dois dire, mais permettant tout de même de se payer un petit loyer et à manger. Pour le reste il n’y a pas d’impôt sous aucune forme que ce soit au Lokistan. Je t’avais bien dit que nous étions ultralibéraux, tu ne m’as pas cru ? »
« Pas d’impôts ? Un revenu d’existence ? C’est un paradis chez vous… N’y a-t-il aucun inconvénient à ce modèle économique ? »
« J’en vois bien un », me dit mon oncle en riant. « Faire ses comptes est devenu un véritable casse-tête ! »

Dans l’après midi j’ai aidé Anatole à déménager. Nous n’étions effectivement que deux, mais ça n’a pas pris plus d’une heure : des représentants de tous les magasins sont venu reprendre ses biens (son lave linge, son réfrigérateur, ses meubles, ses appareils électriques et sa vaisselle). Mon oncle a pris les affaires qu’il désirait conserver dans deux gros cartons : quelques livres, des albums photos, son ordinateur et ses vêtements. Il en a porté un et je l’ai aidé à porter l’autre. Dans la rue, nous avons choisi une voiture avec un coffre assez grand pour tout emporter, et en déposant ce carton qui faisait à peine quelques kilos dans le coffre, je compris à quel point la propriété pouvait aussi être un fardeau.

Nous nous sommes rendus dans son nouvel appartement, un peu plus grand que l’ancien. Il rit : « Et oui, j’ai eu une augmentation… Sans doute la direction qui veut se faire réélire ! ».

Il avait prévu le coup, tout était déjà en place : les meubles, presque identiques aux anciens mais un peu plus neufs, le lave linge, le frigo : tout était là. Nous avons déposé ses cartons dans l’entrée. Il m’a remercié et m’a accompagné à la gare, me laissant repartir avec des idées plein la tête. Je l’ai moi aussi remercié, lui promettant qu’on se reverrait prochainement… Qui sait, peut-être pour mon installation au Lokistan ?

© Quentin Ruyant – 2009

source : http://www.pauljorion.com/blog/?p=3520

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